Sidney Bechet, un destin suisse
Le 14 mai 1949, jour de son anniversaire, Sidney Bechet donne un concert mythique sur la scène du Victoria Hall de Genève. Le 14 mai 1959, il s’éteint dans sa maison de Garches, en région parisienne.
Il entretiendra aussi une relation privilégiée avec la Suisse, au point de songer à s’établir définitivement sur les bords du lac Léman où il s’est fait des amis.
L’idole du jazz a tissé des liens
d’amitié avec la Suisse. Une fondation genevoise vient d’exhumer des
souvenirs musicaux et photographiques inédits. Un coffret est annoncé
pour la fin de l’année
Quelques secondes suffisent aux oreilles mélomanes
pour le reconnaître. Généreux dans son jeu, virevoltant avec les
syncopes, délicatement ouaté dans le blues, Sidney Bechet appartient –
avec King Oliver, Jelly Roll Morton et Louis Armstrong – à la famille
qui a inventé et popularisé le jazz. Si La Nouvelle-Orléans l’a enfanté
un 14 mai 1897, c’est pourtant l’Europe qui l’a rendu célèbre.Ce 14 mai résonne particulièrement pour ceux qui connaissent le parcours du célèbre saxophoniste soprano, puisqu’il marque également la sortie de scène définitive de l’artiste en 1959, rendu silencieux par un cancer du poumon à l’âge de 62 ans. Ironie de la vie pour un homme qui n’a jamais manqué de souffle. Pourtant, rares sont les esprits qui se souviennent que le 14 mai rappelle un autre anniversaire: celui du créole brûlant les planches du Victoria Hall en 1949 devant 1800 spectateurs. «La salle était entièrement garnie de «moins de 20 ans», vibrants, trépidants, à la mèche adroitement ondulée», racontera le Journal de Genève quelques jours plus tard. Ce soir-là, un samedi, Sidney Bechet délivrera la version la plus parfaite de «Summertime» parmi les 28 qu’il a enregistrées entre 1939 et 1954. De cet événement ne subsiste aujourd’hui qu’une série de disques 78 tours à gravure directe qu’une fondation genevoise, la United Music Foundation, a décidé d’exhumer.
L’histoire pourrait s’achever ici, si la pugnacité n’avait pas poussé David Hadzis – ingénieur du son et chef de projet de la fondation – à se lancer sur les traces du génie en terre helvétique. Durant les dix dernières années de sa vie, Sidney Bechet n’a cessé de passer par la Suisse. Genève, Zurich, Bâle, mais aussi Lausanne, Berne, Bienne, Sion, La Chaux-de-Fonds et même Leysin figurent parmi les lieux où l’artiste s’est produit. Avec ces lieux, autant de photographies pour la plupart inédites, sur lesquelles le chef de projet a pu mettre la main et qui révèlent les liens d’amitié que le sopraniste a noués avec le pays. Une Suisse qui lui est étrangère, même si un Suisse l’avait déjà remarqué trente ans auparavant: Ernest Ansermet.
Petit flash-back ici. En juin 1919, Sidney Bechet entame sa première tournée européenne au sein du Southern Syncopated Orchestra. L’orchestre dirigé par Will Marion Cook prend pour résidence le Philharmonic Hall de Londres. Ernest Ansermet assiste aux répétitions et reconnaît le talent du jeune homme de 22 ans. «Il y a au Southern Syncopated Orchestra un extraordinaire virtuose clarinettiste qui est, paraît-il, le premier de sa race à avoir composé sur la clarinette des blues d’une forme achevée», écrit Ernest Ansermet dans La Revue romande d’octobre 1919. «Je veux dire le nom de cet artiste de génie, car pour ma part je ne l’oublierai pas: c’est Sidney Bechet.» Une critique, certes raciste, mais élogieuse envers celui qui n’est alors qu’un musicien d’accompagnement.
En 1926, le saxophoniste soprano se produira pour la première fois en Suisse. Au théâtre de Bel-Air de Lausanne puis à la Comédie de Genève, il participe à la «super-revue nègre Black People». Le Journal de Genève évoquera des «jambes au muscle dru battant l’air en tourbillon vertigineux, des pieds endiablés frappant le sol jusqu’à la frénésie». Quant à la Gazette de Lausanne, elle parle d’un «orchestre, entièrement composé d’exécutants colorés, dirigés par un maestro très noir et très solennel qui jouait sur une clarinette tout en or des airs aux rythmes drôlement rompus».
Parenthèse fermée. Retour au 14 mai 1949 où l’on doit la présence de Sidney Bechet au Victoria Hall à un homme: Pierre Bouru. Alors batteur et président du Hot Club de Genève (association d’amateurs de jazz fondée en 1939), ce jeune imprésario – exilé à Paris pour cause de congé militaire – y rencontre Charles Delaunay, président des disques Swing et de la revue Jazz Hot. Ce dernier lui rappelle la tenue du Festival de jazz à Paris, où la présence de Charlie Parker est d’ores et déjà annoncée. «Voudriez-vous organiser un concert avec lui à Genève?» questionne Charles Delaunay. «Oui […] mais pas avec Parker, plutôt avec Sidney Bechet», rétorque Pierre Bouru. C’est donc grâce au désir d’un homme qui a préféré «l’idole du jazz» à «l’idole du moment» que débute l’histoire d’amitié du célèbre musicien avec la Suisse, puisqu’il y reviendra chaque année, presque jusqu’à sa mort.
Cette décennie musicale et iconographique est aujourd’hui ressuscitée par la United Music Foundation. Nul besoin de préciser que ces perles sonores oubliées, ces photographies parfois jaunies par les années manquent d’intérêt commercial pour les maisons de disques. Un patrimoine pourtant précieux qui en dit autant sur le parcours musical et l’homme qu’était Sidney Bechet que sur un chapitre de l’histoire du jazz en Suisse romande. Et avec elle, ceux qui ont fait vivre cette musique. Comme Bernard Wagnière, dit «Zizi», qui a accueilli l’artiste dans son domaine de la Vigne Rouge à Bellevue.
Après plus d’un an de recherches et de restauration, un coffret comprenant quatre CD et un livre de 180 pages verra le jour pour les fêtes de fin d’année. Fabrice Zammarchi et Roland Hippenmeyer, les deux biographes de l’artiste, y retracent les nombreuses tournées de Sidney Bechet en Suisse entre 1949 et 1958. De quoi, peut-être, rassasier les cinq cents spectateurs n’ayant pas pu assister au mythique concert du 14 mai 1949. Pour les autres, l’occasion de faire entrer Sidney Bechet dans leur salon.
Ernest Ansermet, «Revue Romande 1919»
«Quelle chose émouvante que la rencontre de ce gros garçon tout noir, avec des dents blanches […] qui est bien content qu’on aime ce qu’il fait, mais ne sait rien dire de son art, sauf qu’il suit son «own way»