Onde, particule ou entre les deux
Les photons se comportent comme des particules ou comme des ondes en fonction de l’expérience à laquelle on les soumet. Deux équipes ont conçu des dispositifs interférométriques qui mettent en évidence des états combinant onde et particule.
Onde ou particule ? Depuis les premiers développements de la physique quantique, la question de la nature des objets quantiques s'est révélée féconde. En 1924, le physicien français Louis de Broglie découvre la dualité onde-corpuscule, qui implique que tout objet a des propriétés d’onde et de particule. Puis, en 1927, le physicien danois Niels Bohr propose la notion de complémentarité, selon laquelle plus un objet quantique se comporte comme une onde, moins il se comporte comme une particule, et ce en relation avec la configuration expérimentale à laquelle il est soumis. Cette notion justifie pourquoi la lumière se comporte tantôt comme une onde, dans les expériences d’interférence par exemple, et tantôt comme une particule, le photon, par exemple dans l’effet photoélectrique. Deux équipes, l’une menée par Sébastien Tanzilli, du Laboratoire de physique de la matière condensée à Nice (CNRS et Université Nice-Sophia Antipolis), en collaboration avec le Laboratoire matériaux et phénomènes quantiques à Paris (CNRS et Université Paris Diderot), et l’autre par Jeremy O’Brien, de l’Université de Bristol, ont mis au point des expériences permettant d’étudier cette notion de complémentarité. Leurs résultats montrent que la nature de l’objet quantique peut combiner un état corpusculaire et un état ondulatoire, ce qui nécessite de généraliser le notion de complémentarité.
Examinons le fonctionnement du dispositif de l’équipe de S. Tanzilli. Le cœur de cette expérience est un interféromètre de Mach-Zehnder, constitué de deux miroirs et deux miroirs semi-réfléchissants (notés par la suite A et B). Les photons incidents traversent ou sont réfléchis par le miroir semi-réfléchissant A, qui offre ainsi à la lumière deux chemins possibles pour se diriger vers le miroir semi-réfléchissant B, en sortie de l’interféromètre. Ainsi, deux détecteurs placés après le miroir semi-réfléchissant B enregistreront l'arrivée de photons avec des probabilités qui dépendent de la différence de parcours (on parle de différence de phase) entre les deux chemins possibles.
Lorsqu'on envoie dans le système un photon à la fois, la particule arrive sur le second miroir semi-réfléchissant B, où il est transmis ou réfléchi. Comme on ignore par quel chemin le photon est passé (il passe en quelque sorte par les deux chemins à la fois), les détecteurs enregistrent des interférences, ce qui traduit un comportement ondulatoire. On parle de configuration fermée, par opposition à la configuration ouverte où l’on retire le second miroir semi-réfléchissant B. Dans ce cas, le photon est détecté par l’un ou l’autre des détecteurs avec une probabilité de 50 pour cent, et l’on dit que le photon a un comportement de type corpuscule.
Le comportement ondulatoire ou corpusculaire du photon dépend donc de la configuration, fermée ou ouverte, de l’interféromètre. En 1978, le physicien américain John Wheeler proposa de voir ce qui se passe quand on décide de mettre ou non le miroir semi-réfléchissant B une fois que le photon est entré dans le dispositif, c’est-à-dire une fois qu’il a franchi le miroir semi-réfléchissant A. On parle d’expérience à « choix retardé ». Il s'avère que dans cette situation, la notion de complémentarité de Bohr est encore respectée : si la configuration est fermée, on observe un comportement de type ondulatoire ; si la configuration est ouverte, le comportement est de type corpusculaire, malgré le choix retardé de la configuration.
Florian Kaiser et ses collègues ont voulu aller plus loin et voir ce qui se passe quand on ignore la configuration du miroir semi-réfléchissant B. Pour ce faire, ils ont mis au point un miroir semi-réfléchissant quantique, c'est-à-dire un dispositif à deux états quantiques dont l'un correspond à la présence d'un miroir semi-réfléchissant (configuration fermée), et l'autre à son absence (configuration ouverte). L’idée est d’obtenir un interféromètre dont la configuration est ouverte ou fermée en fonction des propriétés du photon, sans pouvoir accéder à cette information. En l’occurrence, le miroir semi-réfléchissant conçu par l'équipe française est sensible à la polarisation du photon incident (autrement dit, la polarisation du photon détermine l'état du miroir semi-réfléchissant B), et les physiciens ont fait en sorte qu’il ne soit pas possible de mesurer cette polarisation à la sortie de l’interféromètre.
Mais comment savoir si le photon a eu un comportement corpusculaire ou ondulatoire dans ce dispositif ? L’équipe de S. Tanzilli a utilisé une paire de photons intriqués, où les propriétés physiques de chaque photon restent intimement corrélées l’une à l’autre malgré l'éloignement. Un photon de ces photons, dit test, est envoyé dans l’interféromètre, tandis que son jumeau est envoyé dans un autre dispositif qui mesure sa polarisation. Cette mesure sur le photon jumeau détermine alors la polarisation du photon test, en vertu des propriétés de l’intrication. On en déduit dans quel état était l’interféromètre, ouvert ou fermé, et par conséquent si le photon test a eu un comportement corpusculaire ou ondulatoire.
Avec son dispositif, l’équipe de S. Tanzilli est capable de modifier la polarisation du photon jumeau, ce qui change celle du photon test. Il obtiennent alors un interféromètre dont l'état quantique est une combinaison de l'état fermé et de l'état ouvert, et ce dans des proportions contrôlables par l’expérimentateur. En d'autres termes, on observe d’un photon test ayant un comportement à la fois corpusculaire et ondulatoire !
La notion de complémentarité de Bohr s’appliquait jusqu’ici à des cas limites de dispositifs simples : le photon se comportait soit comme une onde, soit comme une particule. Dans ce nouveau dispositif, l’objet quantique superpose les deux états, dans des proportions qui vérifient la notion de complémentarité dans son expression généralisée.
Le comportement du photon dans l'expérience de l'équipe de Sébastien Tanzilli peut être ondulatoire, copusculaire ou une combinaison de ces deux états.